LA MÉRIDIENNE OUBLIÉE
DE L’OBSERVATOIRE DU COLLÈGE DE LA TRINITÉ
Tous les lyonnais savent qu’il existe à Lyon un Lycée Ampère, et beaucoup savent que ce lycée est l’héritier d’une fort longue histoire. Un établissement laïc d’enseignement naquit à cet endroit au milieu du XVIe siècle, son fonctionnement fut plus tard confié aux Jésuites, puis aux Oratoriens, avant d’être définitivement assuré par la République après 1793. L’histoire de ce Collège de la Trinité mérite d’être contée, on la trouvera dans d’autres pages sur le site de Séléné ...
Peu savent, par contre, que le premier observatoire astronomique de la Ville de Lyon fut établi en 1702-1703 au-dessus de la chapelle du Collège, la belle chapelle de la Trinité. L’histoire de la création de cette structure, son évolution dans le temps, sera aussi développée sur notre site. On sait malheureusement très peu de choses sur les instruments d’observation qui équipaient l’observatoire, qui ne sont que brièvement mentionnés dans les nombreux comptes-rendus d’observations. On peut pourtant consulter aux Archives Départementales du Rhône un inventaire complet du Collège de la Trinité, daté de 1767, qui comporte un certain chapitre 7 intitulé Observatoire, rédigé en 1764 par le P. Danglade, de l’Oratoire. On en saura plus sur cela dans l’histoire du Collège et de son observatoire, présentée ailleurs sur ce site ; il nous suffira pour l’instant de savoir que ce document qui promettait d’être extrêmement intéressant est ... une page blanche ! Si l’on excepte les deux quarts de cercle du XVIIIe, très fatigués, qui ont échoué à l’observatoire actuel, tout aurait donc disparu ...
Il existait même dans cet observatoire un instrument rare, de grande taille, et pourtant oublié : au moment où j’ai rédigé ce texte, mi-Novembre 2015, une petite dizaine de personnes seulement en connaissaient l’existence ! Voici l’histoire de sa toute récente réapparition ...
LA DÉCOUVERTE
Contacté en Mai 2015 par deux californiens, historiens amateurs à la recherche passionnée d’un astronome Jésuite ayant enseigné de 1703 à 1707 au Collège de la Trinité avant d’aller périr en 1713 dans le naufrage de son navire quelque part aux Indes, j’eus le plaisir de les piloter dans les archives lyonnaises, et bien sûr de les accompagner dans une visite du Lycée. Le mardi 19 Mai, nous retrouvâmes là-bas notre contact, Mr R., érudit passionné d’histoire qui nous mena tout droit dans les locaux où se trouvait autrefois l’observatoire. J'en connaissais la localisation, tout en haut de la façade sur la rue de la Bourse, comme je savais que tout avait été, au moins partiellement, détruit par les canons des conventionnels lors du siège de 1793, puis reconstruit au début du XIXe siècle, avec une hauteur bien plus modeste ... Aujourd’hui, la salle qui correspond à ce qui était autrefois la salle principale est devenue une salle d’arts plastiques, hantée de plâtres mélancoliques. On y accède par une large porte surmontée d’un linteau de pierre portant une inscription latine aux caractères autrefois dorés, qui a une bien curieuse histoire que je raconte ailleurs. Sur le côté, là où démarrait autrefois l’escalier permettant d’accéder à la plate-forme d’observation, un réduit accueille les plâtres et une étagère branlante surchargée des œuvres des élèves.
Nous tournâmes quelques minutes dans la salle, écoutant les explications de notre guide, admirant le panorama somptueux sur les toits de Lyon ...
Et puis ... Et puis le sol du réduit de rangement, brusquement, me sembla bien singulier : qu’était-ce que cette longue pierre de calcaire clair, usée par le piétinement des utilisateurs, tachée de multiples couleurs, mais qui portait encore une fine gravure médiane ? La ligne n’était pas parallèle au mur, mais par contre, j’étais à peu près certain qu’elle était orientée Nord-Sud. Était-ce possible ? Serait-ce une méridienne ? Fébrilement, nous dégageâmes les papiers empilés, fîment glisser l’étagère pour mieux apprécier l’alignement, chercher d’autres traces : gagné ! La ligne ne se prolongeait pas dans la grande salle de classe, ou bien était masquée par le revêtement moderne, mais le doute n’était pas permis. Avec son orientation, ses graduations de signes zodiacaux, c’était bien une méridienne !
QU'EST-CE QU'UNE MÉRIDIENNE ?
Mais qu’appelle-t-on méridienne ? Dans un observatoire d’autrefois, c’était une longue ligne qui permettait de repérer les passages successifs du Soleil à midi “vrai”. Vrai, ici, signifie “local”. C’est le midi que donne un gnomon, ou un cadran solaire, le moment où les ombres sont les plus courtes. Ce n’est pas l’heure “moyenne” qui court sur nos montres : cette dernière est bâtie avec ce qu’on appelle le temps moyen, simple fiction mathématique dont l’écoulement régulier, uniforme, ne se rencontre pas dans la nature. L’heure locale, du fait de l’excentricité de l’orbite de la Terre autour du Soleil et de diverses considérations géométriques, est tantôt en retard, tantôt en avance sur l’heure moyenne. Une méridienne, c’est une sorte de cadran solaire qui ne donne le temps qu’au voisinage du midi local !
Pour tracer une méridienne, on se place à l’intérieur d’un édifice afin d’être à l’abri de la lumière du jour, et on pratique un petit trou dans un mur Sud. Quand le ciel est dégagé, cet œilleton donne sur le sol (ou sur une paroi, ou sur n’importe quoi, mais les méridiennes sont en général tracées au sol) une image du Soleil. Chaque jour, quand l’image du Soleil est au plus près du mur, et donc que le Soleil est au plus haut dans le ciel, il est par définition midi vrai, et on note la position de l’image. On fait cela tous les jours, et on obtient une ligne Nord-Sud de 365 points alignés, située dans le plan méridien géographique du lieu (heureusement ! C’est déjà assez compliqué comme ça, direz-vous !) c’est cela qu’on appelle la méridienne. On peut graduer la ligne en repérant les jours, mais parfois on se contente de graduations très espacées, en ne notant que les signes du zodiaque où passe successivement le Soleil au cours de l’année. Ces signes sont gravés par paires, car à midi le Soleil passe deux fois par an à la même hauteur dans le ciel : une fois en montant, du solstice d’hiver (Décembre) au solstice d’été (Juin), et une fois en descendant pendant les six mois suivants. Ce qui fait que le Soleil exécute un aller-et-retour complet, chaque année, le long de la méridienne tracée. Les signes cabalistiques que l’on voit à Lyon, au Nord et au Sud de la section “ancienne” (cf image ci-contre), sont en haut le Taureau (une tête avec des cornes) et la Vierge (à droite, on peut deviner le “m” de Marie), et en bas, au Sud, les Gémeaux (à gauche) et le Lion (à droite).
À quoi servait une méridienne ? C’était d’abord un garde-temps qui permettait de contrôler la marche des horloges d’autrefois, bien entendu en tenant compte de l’écart entre temps vrai et temps moyen. On pouvait facilement donner de grandes dimensions à la méridienne (plusieurs dizaines de mètres dans une cathédrale) ce qui lui permettait d’être beaucoup plus précise qu’un cadran solaire courant ; les erreurs sur la définition du midi vrai étaient de l’ordre d’une poignée de secondes, ce qui resta longtemps très au-delà des possibilités des horloges. Aux XVe et XVIe siècles, les méridiennes étaient aussi utilisées pour contrôler les dérives du calendrier, avant et après la réforme grégorienne. C’est une des raisons pour lesquelles on les traçait volontiers dans les grands édifices religieux. La ligne de la méridienne définissait aussi le méridien géographique du lieu, permettant la mise en station des instruments d’observation mobiles (lunettes, quarts de cercle sur pied, ...) utilisés avant le XIXe siècle. Aujourd’hui, on trouve de belles méridiennes, parfois très ornées, dans diverses églises d’Europe. L’image ci-dessus, qui n’en montre que la moitié Sud, donne une idée de l’état actuel de la méridienne lyonnaise.
DES DÉBRIS DE MÉRIDIENNE
On remarque immédiatement qu’il s’agit d’une très curieuse méridienne “patchwork”, constituée d’une successions de sections plus ou moins anciennes réalisées avec des techniques différentes ! Ce n’est certes pas ainsi que les astronomes installaient leurs méridiennes. Mais on voit aussi que seule la moitié Sud est un agrégat de débris. Tout le reste, qui en principe devrait traverser toute la grande salle, a disparu. Est-il présent sous le revêtement moderne de la salle d’arts graphiques ? La comparaison des niveaux amène à en douter, mais, qui sait ?.. En tout cas, le départ en est conforme à ce que l’on attend : une très fine gravure exécutée avec soin sur un assemblage de très longues lames d’un fin calcaire blanc. Le piétinement des utilisateurs du réduit de rangement a malheureusement effacé le début de la ligne, qui n’apparaît donc pas sur l’image ci-dessus, mais que l’on distingue ci-dessous sur cette vue globale (Nord à gauche, Sud à droite, longueur d’environ 3m, cliché réalisé lors de la visite du Service de l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel) de l’intégralité des restes :
Photo E. Dessert © Région Rhône-Alpes, Inventaire Général du Patrimoine Culturel
RECHERCHES EN COURS
Ces recherches progressent lentement, et voici le mélange de faits bien avérés et d’hypothèses plus ou moins romantiques à partir duquel je travaille aujourd’hui :
1 - la première trace d’une méridienne au Collège de la Trinité est pour l’instant cette ligne qui apparaît dans un document comptable de Novembre 1703 listant toutes les dépenses engagées pour la construction de l’Observatoire du Collège : on y apprend que la ferrure de l’œilleton a coûté 2 livres et 16 sols.
La “plaque” citée ici est l’œilleton scellé dans le mur Sud au moyen d’une “ferrure”, laquelle plaque comportait un petit orifice pour laisser entrer la lumière du Soleil aux alentours de midi. L'œilleton mesure quelques cm de diamètre au maximum. Plus le trou est petit plus l’image du Soleil est nette mais moins elle est lumineuse : affaire de compromis ! Par contre la taille de l’image sur le sol est indifférente au diamètre de l’œilleton : elle ne dépend que de la distance entre celui-ci et le point de la méridienne où se forme l’image. Il est possible qu’aucune installation au sol n’ait accompagné la pose de cet œilleton, mais le concepteur de l’Observatoire (le P. de St Bonnet, cf l’histoire du lycée, dans d’autres pages) avait en tout cas déjà l’idée d’une méridienne, ce qui ne constitue pas une surprise. Idée qu’il n’a pu concrétiser, étant décédé en Mars 1702 des suites d'un accident sur le chantier de son observatoire. De nos jours, ce professeur très aimé de ses élèves aurait évité une agonie de plusieurs jours, et aurait sans doute été sauvé. Hélas, cela se passait à cette heureuse époque où l'homme vivait "près de la nature", sans ces terribles produits chimiques, sans machines infernales. Bref, il succomba. Pour ce qui est du projet de méridienne, à ce jour on ignore ce que décida le P. Tallandier, ami et successeur du P. de St Bonnet.
2 - on sait que la méridienne d’origine a été construite par le P. Jésuite Laurent Béraud (Lyon 1702 - Lyon 1777), sans doute à partir de 1740 ; c'est cette année-là qu'il prit ses fonctions au Collège, venant d'Avignon. Une observation du 30 Août 1746 mentionne explicitement l'usage de la méridienne. On sait aussi qu’il a fallu dix ans de travail à ce mathématicien et astronome respecté, collaborateur de Cassini et de La Caille, pour achever son oeuvre après avoir maîtrisé toutes les sources d’erreur connues. Son travail a peut-être été endommagé, partiellement ou en totalité, par la canonnade de 1793. Pour l'instant, je sais seulement que le toit a été détruit à ce moment-là. Mais la destruction totale de la méridienne en 1793 semble contredite par un texte de Pierre de Vregille, publié beaucoup plus tard, en 1906. Parlant du P. Béraud, il écrit : “ ... sous lui, l’observatoire s’enrichit de nombreux instruments. La méridienne du Collège que le Père détermina et fit tracer sur le carrelage de l’observatoire, où elle existe encore, ne lui demanda pas moins de dix ans de travail”. Comment l’auteur sait-il que le tracé sur carrelage est celui de Béraud, et qu’entend-il par “où elle existe encore” ? Pour l’instant, je ne connais pas ses sources. Il est possible d'écrire la même chose en ayant simplement observé les restes visibles aujourd'hui et qui sont présentés dans ces pages.
3 - la méridienne “moderne” (le tracé sur calcaire blanc) pourrait être de l’initiative de François Clerc, autre mathématicien de haute volée qui a obtenu de la Ville de Lyon le rétablissement de l’observatoire, à partir de 1817. Encore un personnage dont la trajectoire personnelle est tout à fait étonnante ; elle fera l’objet de quelques pages sur le site de Séléné.
4 - la seule trace physique de la méridienne originelle est sans doute le “puzzle” de très vieux carrelage sombre que l’on remarque sur une cinquantaine de centimètres, en haut de la photo (vers le Nord), et sur lequel apparaît encore la ligne méridienne. Clerc était un passionné absolu, toute l’histoire de sa vie le montre, et cela lui ressemblerait tout à fait d’avoir tenu à rendre ainsi hommage à son célèbre prédécesseur. Son successeur (nommé entre 1839 et 1841, et parti avant 1845) a été Auguste Bravais, autre physicien. Lui aussi aurait pu s’impliquer dans le tracé d’une méridienne, mais au milieu du XIXe siècle l’objet n’était plus vraiment utile. Il faudrait faire dater ce vieux carrelage ... Reste à trouver un laboratoire de l’Université de Lyon qui pratique la thermo-luminescence, et accepte de dater cette terre cuite ... Et il ne faut pas perdre de vue, comme le rappelle Mme Guégan, Conservatrice en Chef du Patrimoine Culturel de la Région, qu’on envisage là un prélèvement destructif, à effectuer de plus sur le toit d’un monument historique ! Ce qui n’est pas gagné, et pas nécessairement souhaitable. Épuisons d’abord les recherches en archives ...
5 - On voit aussi qu’il existe au Sud une section de débris qui semblent de même nature que le segment Nord qui est en bon état. Clerc, ou l’un de ses successeurs, plus tard, aurait-il assisté à la destruction de la “nouvelle méridienne” sur calcaire blanc, peut-être à l’occasion d’une rénovation du bâtiment au XIXe siècle, et aurait simplement rétabli la section de 3m que nous apercevons aujourd’hui, en souvenir des deux méridiennes précédentes ? Cela supposerait que Clerc ait récupéré les débris de carrelage dans les ruines avant 1817, et que ces débris aient à nouveau été préservés à la fin du XIXe ... Ou encore que la méridienne ait survécu à la canonnade lors du siège ...
6 - Lorsque A. Bravais découvrit en 1841 l’observatoire, il le décrivit ainsi : “L’observatoire de la ville de Lyon se compose essentiellement de deux pièces, l’une grande et quarrée (sic), l’autre contigüe rectangulaire, placée au Sud de la précédente”. Un peu plus tard, ayant besoin de connaître l’altitude du plancher de l’observatoire au-dessus du trottoir, il fit des mesures et trouva : 25,88m pour le niveau de la grande salle et de sa voisine au Sud, 31,04m pour le sol de la salle Sud supérieure, et 34,22m pour celui du grenier Sud. Cette salle Sud supérieure, dans laquelle il dira plus tard installer des instruments d’observation, n’existe plus. Des travaux ont depuis rabaissé le sommet de la façade du bâtiment, à une date qui reste à découvrir, mais sans doute postérieure au déplacement en 1868 de l’observatoire vers les locaux de la Faculté des Sciences, au Palais Saint-Pierre.
À suivre, les recherches se poursuivent !
PROTECTION DE LA MÉRIDIENNE
Le 20 Octobre dernier j’ai eu le plaisir de présenter les vestiges de la méridienne à Mme Guégan, Conservatrice en Chef du Patrimoine Culturel de la Région Rhône-Alpes, et à son équipe. Ce qui signifie que l’objet est maintenant officiellement répertorié dans les richesses de notre ville, chose très importante même si elle ne s’accompagne pas de mesures de protection “physique”. C’est un point sur lequel on pourrait contacter le Lycée Ampère pour obtenir dans un premier temps une simple couverture éliminant l’usure, les petits chocs, et les pollution diverses. N’oublions pas qu’il s’agit, si son identité est confirmée, du plus ancien témoignage matériel de l’activité astronomique à Lyon (à égalité avec les deux quarts de cercle déposés à l'Observatoire, à St-Genis-Laval. Mais il existe des traces écrites d’une activité bien plus ancienne dans ce domaine, au moins depuis le XVIe siècle).
Séléniens qui ont apporté leur concours à la création de cet article :
Gilles Adam.Mise à jour du 16 Mai 2016 (23h)