Jean Merlin
Jean Merlin, ca 1910.
© Archives Observatoire de Lyon.





JEAN MERLIN (1876-1914)

Une carrière singulière,
un peu hors sujet,
brisée par l'Histoire.





Introduction

Nous allons vous conter la vie brève d'un jeune homme, beauceron mais né à Rennes à la fin du XIXe siècle, esprit très brillant quoique sans vaine ambition, tout simplement avide de savoir. Entré sans vraiment l'avoir souhaité dans un Observatoire de Lyon qui avait pratiquement le même âge que lui, il y laissera une trace profonde.
La folie d'hommes infiniment moins estimables le fauchera dans les Vosges, avant même que s'achève le premier mois de la Grande Guerre ...


Les années de formation

Jean Merlin est né à Rennes le 9 mai 1876 dans une famille comptant trois garçons. Son père, militaire, assura d'abord son éducation, l'amenant jusqu'à la classe de cinquième. Le jeu des affectations devait assez souvent déplacer la famille, qui se trouva établie à Versailles lorsque le petit Jean dût entrer dans l'enseignement secondaire. C'est donc au lycée de cette ville que son père l'inscrivit, et c'est là qu'il fit toutes ses études secondaires, toujours suivi de près par son père qui en bon colonel d'artillerie en fit "un homme de devoir, loyal, dévoué, désintéressé" pour citer son ami Jacques Chevalier (s1). Jean Merlin se montra un élève particulièrement brillant puisqu'il fut reçu la même année à l'École Normale Supérieure et à l'École Polytechnique, et choisit Normale ; il y termina ses études en 1898. C'est là, dans cette dernière année d'études, qu'il connut J. Chevalier. En 1915, celui-ci raconte : "J’allais fréquemment alors prendre le café dans sa « turne», en compagnie de son intime ami Faton et de Desouches, auxquels se joignait souvent Pierre Boutroux. Plus d’une fois il m’emmena, passer le dimanche chez les siens, à Versailles : et, à plus de dix années de distance, c’est là que j’aime à le replacer, comme en son milieu naturel, auprès de ses parents et de ses deux frères, tous deux polytechniciens. De son père, colonel d’artillerie, beauceron très attaché à son village d’Izy, Jean Merlin avait le type physique, un type de pur français, la droiture de caractère, la nature ouverte ; de sa mère il tenait une rare distinction du cœur et de l’esprit." Son père était également polytechnicien (promotion 1844).


Astronome pourquoi pas, à Lyon faute de mieux !

Obs_de_Paris
L'Observatoire de Paris au début du XXe siècle,
quand Jean Merlin y était tout jeune assistant.

Les deux amis allaient toutefois être séparés par la vie. Si son goût le portait plutôt vers les mathématiques pures, le domaine recrutait peu. En 1901, J. Merlin fut reçu à l'agrégation de mathématiques, et entra à l'Observatoire de Paris en novembre pour y faire un stage. Il espérait fermement obtenir ensuite un poste dans l'établissement, ce qui lui aurait permis de rester dans la région parisienne, près des siens. Malheureusement, à ce moment rien n'était disponible dans cet établissement où il fut d'abord "élève libre" jusqu'en 1903, puis assistant (stagiaire sans doute) (1) ce qui constituait le tout premier grade d'une carrière d'astronome. Si son haut niveau de formation lui permettait en principe de débuter à plus haut niveau, encore fallait-il qu'un poste soit disponible, ce qui n'était toujours pas le cas à Paris.

Obs_de_Lyon_1890
L'Observatoire de Lyon vers 1890,
à peu près comme l'a découvert Jean Merlin.
La végétation très basse révèle un plan typique du XIXe siècle :
pour ne pas géner les observations méridiennes,
tous les bâtiments sont sur une ligne Est-Ouest.
À gauche le bâtiment principal (les bureaux, la bibliothèque, etc.).
Le toit du bâtiment du grand méridien (2e à partir de la gauche)
est ouvert en position d'observation.
À sa droite, le petit méridien, puis le pavillon météo & pendules.
Tout à droite au fond, le pavillon de l'équatorial coudé.
 
Obs_de_Lyon_1906
À l'arrivée de Jean Merlin en 1904, la végétation avait bien poussé.
Au premier plan à gauche, la mire médiane Nord du grand méridien,
enclose dans sa cabane de bois en 1892.
 

À la même époque, les observatoires de province créés en 1876 par la IIIe République (Besançon, Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulouse) étaient en phase de développement. Les dispositions prévues pour leur fonctionnement comportaient explicitement le recrutement d'étudiants brillants passé par "l'école d'astronomie" de l'Observatoire de Paris. J. Merlin répondait à ces critères, on lui proposa donc provisoirement un poste à Saint-Genis-Laval, au nouvel Observatoire de Lyon établi en 1878. Celui-ci était alors dirigé par l'astronome Charles André, venu de l'Observatoire de Paris en 1876 enseigner à la Faculté des Sciences de Lyon installée dans les locaux du Palais St-Pierre. Il refusa tout d'abord, car il voulait rester en région parisienne. Mais on lui montra (peut-être lui fit-on valoir l'exemple de Charles André) qu'il existait une passerelle évidente entre l'Observatoire et la Faculté des Sciences, où se trouvaient les postes d'enseignant et de chercheur en mathématiques, son domaine de prédilection. Il finit par accepter en janvier 1904 les fonctions d'aide-astronome à l'Observatoire de Lyon, poste auquel il fut officiellement nommé le 1er février 1904. Il fut affecté au Grand Méridien, en remplacement de Jules Baillaud (qui avait le même âge que lui, et qui connaîtra une brillante carrière astronomique) nommé ... à Paris. Cet échange de postes a dû sembler un peu amer à J. Merlin qui cherchait lui-même a être nommé à Paris, mais il lui fallait faire ses classes, d'une certaine façon. Dix ans plus tard, il ne pouvait qu'être déçu d'avoir accepté cette nomination. L'évolution qu'on lui avait fait entrevoir ne s'était pas concrétisée puisqu'il avait simplement été chargé d'un cours complémentaire d'astronomie à la Faculté des Sciences de Lyon.

J. Merlin travailla au début avec Georges Le Cadet, qui assura donc sa formation instrumentale. Le méridien était utilisé pour l'établissement de divers catalogues d'étoiles, et, très assidûment, pour la détermination de l'heure locale transmise ensuite à la Ville de Lyon. C'était donc l'heure de l'Observatoire qui était affichée aux cadrans des très nombreuses horloges ornant les carrefours lyonnais, et on peut dire que c'était l'heure de J. Merlin !

En 1905, au départ de G. Le Cadet pour Phu Liem, en Indochine -comme on disait alors- J. Merlin prit la responsabilité du service méridien, position qu'il conserva jusqu'à sa mort en 1914. Avec une seule interruption notable, du 28 août au 20 octobre 1912, en raison d'une "période militaire" qu'il dut effectuer.

À sa disparition, il travaillait à l'établissement d'un catalogue de positions de 367 étoiles variables. C'est Callixtina Bac qui mena à bien cette tâche après la mort de son collègue.


Mathématicien et philosophe, plutôt qu'astronome

Personnel_Obs_de_Lyon_1911
Jean Merlin (2e à partir de la gauche)
à l'Observatoire en avril 1911.
À sa droite son disciple Henri Grouiller.
Charles André, directeur, est tout à droite.
Au fond, Joseph-Noël Guillaume.

Ce que nous savons de la personnalité de J. Merlin nous vient essentiellement du témoignage de J. Chevalier, et plus précisément de la notice qu'il a rédigée après la disparition tragique de son ami. Bien entendu, ce genre de texte possède ses codes, mais dans le cas présent, son écriture respire la sincérité : c'est visiblement le témoignage d'un ami de longue date. Il nous décrit tout d'abord J. Merlin comme un homme d'un commerce infiniment agréable : "Sa conversation était charmante d'enjouement et de délicatesse, on y sentait une remarquable culture, mais qui jamais ne s'étalait". Il joignait à cela les fruits d'une éducation très classique, où loyauté et patriotisme se mariaient à de fortes convictions religieuses. Dans sa notice nécrologique, on lit par exemple : "Son père l'avait élevé, lui et ses deux frères, dans la pensée de la revanche inévitable, qui devait restaurer la justice : il appartenait à cette génération dont Henri Poincaré a dit, avec une force si émouvante, qu'elle eut été deux fois inconsolable si les fils s'étaient consolés du deuil qui avait atteint les pères".

Ces grandes qualités morales, couplées à sa rigueur scientifique et à sa vaste culture mathématique faisaient l'admiration d'un jeune astronome amateur qui passait tout le temps qu'il pouvait à l'Observatoire, aidant ici où là, apprenant toujours : Henri Grouiller. "Pour lui, c'était un dieu !" nous confiait, il y a une vingtaine d'années, son épouse Mme Jeanne Grouiller (2), parlant de J. Merlin.

Une grande partie de la notice écrite par J. Chevalier est consacrée à la science. N'oublions pas que l'auteur est issu lui aussi de l'ENS. On peut donc y rechercher ce que J. Merlin, entré à l'Observatoire de Lyon un peu sous la contrainte si on accepte de forcer le trait, et ainsi empêché de donner sa pleine mesure dans le seul domaine qui occupat son esprit, a produit entre 1904 et 1914. Mais avant cela, quel était l'avis officiel, celui de son directeur Jean Mascart ? À ce sujet, J. Chevalier cite un passage d'un rapport sur l'activité de son ami : "[son service] était assuré d'une façon impeccable et avec une conscience scientifique absolue de précision, mais sans passion, puisque son goût l'entraînait d'une façon irrésistible vers l'arithmétique". Dans la courte notice (s3) que J. Mascart lui consacre, il présente J. Merlin un peu comme un très sage ermite, simplement de passage dans l'astronomie : "Comme agrégé des sciences mathématiques, une carrière plus brillante s'ouvrait devant lui : il préférait la retraite d'un observatoire, méditant sans cesse les problèmes les plus ardus de la Théorie des Nombres, vivant loin de la ville et près de son travail, et ne se délassant qu'avec la littérature et la musique. C'était un érudit, un peu sceptique ; causeur charmant, esprit fin et distingué."

J. Chevalier reconnaît finalement à J. Merlin une sorte de paresse d'écrire, qu'il attribue à une répugnance à fixer sur le papier des idées dont la complexité les faisaient sans cesse échapper au cadre qu'il tentait de leur fixer. C'est un peu pour la même raison que l'astronomie, science de l'à-peu-près, des statistiques, des dénombrements nécessairement incomplets, l'intéressait mais ne pouvait le passionner. En 1914, voilà comment son Directeur J. Mascart le notait : "Mr. Merlin est un esprit distingué, malheureusement stérile ; il observe régulièrement mais sans ardeur et, malgré tous mes efforts, je crains qu'il soit trop tard pour lui voir achever un travail personnel de quelque importance. (s6)"

La grande affaire de sa vie, ce fut l'étude des notions de continu, d'infini dénombrable, et les antinomies qui en résultent. Doivent-elles nous faire abandonner la notion d'infini actuel (3) comme l'avait affirmé Henri Poincaré pour lequel il avait une admiration sans limite quoiqu'il ne partageasse pas son point de vue ? À côté de cette question qui l'occupa toute sa vie, J. Merlin était passionné par la théorie des groupes, qu'il considérait comme fondamentale dans toute question mathématique, et préparait une thèse sur ce sujet. Mais il était ouvert à toute question scientifique, ses échanges avec son disciple et ami Henri Grouiller devaient être éblouissants pour ce jeune esprit, et expliquent aisément l'admiration qu'il suscitait chez lui. Les discussions qu'il eut avec son ami Chevalier, souvent au cours de longues promenades sur les quais du Rhône après un concert entendu Salle Rameau, épuisaient toutes les grandes questions de la physique bouillonnante du début du XXe siècle. On y retrouve bien entendu certaines des positions sceptiques de cette époque sur des principes considérés alors comme très novateurs, voire dérangeants, mais qui ont depuis fait leurs preuves. C'était particulièrement le cas des approches qui semblaient (semblaient seulement !) mettre à mal les notions de continuité, de causalité, d'universalité. Par exemple, le mathématicien Merlin n'aimait pas beaucoup la théorie des quanta, car elle lui semblait "rendre la matière et l'énergie rebelles à l'application du calcul différentiel". Le conflit de la physique moderne avec le concept d'éther, "l'extension qu'a reçue de nos jours en physique le principe de relativité" lui semblait difficilement acceptable. On voit là une sorte de prévalence accordée à des principes mathématiques sur les faits expérimentaux, faits sur lesquels pourtant il discutait constamment avec J. Chevalier.

Il n'est sans doute pas inutile de signaler que les positions "strictement mathématiques" qu'adoptait J. Merlin étaient dans l'air du temps. Entre les deux guerres allait démarrer et s'épanouir le mouvement Bourbaki (4), qui allait vigoureusement œuvrer pour la redéfinition des fondements des mathématiques, avec l'idée de repartir de zéro en se passant au départ de tout soutien tiré de la réalité physique.

Notre astronome-mathématicien avait donc deux vies : l'une à l'Observatoire où il remplissait avec le plus grand soin les tâches un peu répétitives de l'observation astronomique, une autre où son esprit agile naviguait avec délice dans le monde des principes, échangeant avec collègues et amis ... Sans doute n'était-il guère satisfait par sa condition, mais les témoignages montrent que cela n'allait pas jusqu'à gâter une personnalité toujours accueillante, ouverte à l'échange d'idées. Pour achever cette description sur une note d'humour, car J. Merlin n'en manquait pas, avec de sa part peut être une pointe d'élégant cynisme : "Nous longions le Rhône, et il se plaisait à mettre en évidence l'impossibilité d'écrire les équations exactes de ce mouvement, dont les éléments sont en nombre infini. Une averse torrentielle nous surprit à ce moment ; Jean Merlin n'avait, naturellement, rien d'autre pour s'abriter que sa canne, et il m'expliquait qu'il l'avait prise avec intention, dans la pensée d'attirer la pluie, qui le dispenserait d'observer. Les astronomes n'échappent pas à la superstition, ajoutait-il en souriant. Il n'avait jamais pardonné aux étoiles de l'avoir privé, par une soirée trop claire, d'aller entendre la Messe en Ré ..."


La Grande Guerre, juste le temps d'une retraite

Col_Anozel

En juillet 1914, J. Merlin quitta l'Observatoire pour ce qui allait se révéler ses dernières vacances, remplacé momentanément par un très jeune amateur, son disciple Henri Grouiller. Le 2 août 1914, comme deux collègues de l'Observatoire (Ch. Gallissot et Ph. Flajolet), il dût quitter Lyon pour Bourgoin. Le lieutenant de réserve Jean Merlin, du 22e régiment d'infanterie, répondait ainsi à l'ordre de mobilisation générale. Dans son idée, c'était là une sorte d'accomplissement : "Au moment de quitter sa mère, sur le pas de la porte, il lui dit en l'embrassant : Papa serait heureux de me voir partir". Il lui écrivit une dernière fois le 26, alors qu'il quittait Bourgoin pour Gray et pour le front. La dernière mention de la guerre vécue par J. Merlin est dans le texte qui suit (s7) :
"Dans la commune de Saulcy-sur-Meurthe et à Anozel, les envahisseurs procédèrent au déménagement méthodique d’un château qu’un industriel du pays, M. Gillotin, avait généreusement transformé en ambulance ; ils tuèrent le curé de la paroisse, l’abbé Jeanpierre ; ils brûlèrent une quarantaine de maisons ; mais ils trouvèrent devant eux les soldats de notre 22e d’infanterie, descendus péniblement du col de Sainte-Marie-aux-Mines, ces héroïques fantassins de l’Isère et du Rhône, dont les restes, glorieusement ensevelis dans les cimetières d’alentour, attestent le sacrifice. Ce régiment avait déjà perdu son chef, l’intrépide colonel Angelvy. Sa mission était de contribuer à la défense du col du Haut-Jacques, que les Allemands voulaient atteindre par la route d’Anozel à Taintrux et à Rougiville. Parmi ceux qui combattaient dans les rangs du 22e régiment d’infanterie, il y avait, entre autres braves, un professeur de la faculté des sciences de Lyon, le normalien Jean Merlin, lieutenant de réserve, glorieusement tombé au col d’Anozel, retrouvé, quelques jours après, à la lisière d’un bois, près de Foucharupt. Déjà les morts glorieux du 140e régiment d’infanterie commençaient à peupler le cimetière de Saint Michel-sur-Meurthe, où un bon Français, M. Adolphe Tisserand, domicilié dans cette commune, a veillé avec un soin touchant sur leur ensevelissement et leur sépulture." Telle fut donc la fin de J. Merlin : le 29 août, au col d'Anozel près de Saint-Dié les hommes de son régiment le virent tomber devant eux, atteint à la mâchoire et à l'épaule par des éclats d'obus. Ils durent l'abandonner dans leur retraite. Il fut retrouvé mort en compagnie d'un homme de son régiment, une semaine plus tard, à quelques kilomètres de là dans les bois de Foucharupt près de Saint-Dié.

Plaque_J_Merlin

J_Merlin_médaillé

Il fut nommé Chevalier de la Légion d'Honneur à titre posthume en 1920, avec la citation qui figure sur l'image présentée à droite.

En mémoire de Jean Merlin, le pavillon du Grand Méridien de l'Observatoire de Lyon, dont il avait dirigé le service durant une décennie, fut baptisé de son nom. Cette plaque gravée (image de gauche) offerte par ses collègues fut apposée sur l'entrée du bâtiment, entrée qui se situait sur le mur ouest à l'époque.


Le sacrifice des normaliens ?

Après avoir lu cet article, on ne peut s'empêcher de se demander s'il était raisonnable, s'il était utile pour notre pays d'envoyer au front, avec une très faible espérance de survie, un jeune français aussi brillant, dont la longue formation avait coûté très cher, dont on pouvait attendre une longue carrière et un retour important pour la nation. Question très difficile à accepter, évidemment : la douleur ne saurait être pondérée par le niveau d'instruction de celui qui souffre, de sa famille. Comment oser dire qu'une personne "a plus de valeur" qu'une autre ? Mais les dirigeants d'un pays ne peuvent écarter ce genre de considération, eux qui sont responsables du bien public, qui parfois s'oppose au bien particulier. Cette problématique, cristallisée sur le cas de l'École Normale Supérieure, éclata dès le début de la Grande Guerre :

En janvier 1915 eut lieu une assemblée générale de l'Association amicale de secours des anciens élèves de l'École Normale Supérieure (AASAE ENS). Le directeur Ernest Lavisse et le secrétaire Paul Dupuy y révèlèrent des chiffres que les auditeurs eurent peine à croire : après cinq mois de combat, sur les 195 élèves mobilisés, 72% étaient morts, ou disparus, ou blessés, ou malades, ou prisonniers ! En 1919, on fit les comptes : 51% des étudiants de l'ENS en 1914 étaient morts au combat, et seuls 3% étaient sortis indemnes de la Grande Guerre. Bien d'autres sont morts dans d'atroces circonstances à cette époque, mais ceux-ci n'étaient pas des combattants ordinaires, comme le remarque D. Aubin (s3) : "À une époque où l'écrasante majorité des professeurs de mathématiques du supérieur [...] se recrutent parmi les normaliens agrégés, la perte est donc indubitablement significative, tragique, irréparable sans doute". La promotion de Jean Merlin, celle de 1898, a perdu environ 20% de ses membres, les plus frappées ayant été celles de 1910, 11 et 12, décimées, avec des taux compris entre 52% et 61%.

Quel est donc le problème ? Il apparaît essentiellement lors de la comparaison du taux de perte des diplômés ENS avec celui des polytechniciens. Les statistiques montrent que 14% des polytechniciens des promotions 1894-1918 sont tombés, contre 20% des diplômés ENS. D. Aubin montre un graphique étonnant comparant les pertes dans la population française mobilisée en général, à l'ENS, et à Polytechnique. En général, ENS et Polytechnique sont plutôt moins touchées que la population générale, les polytechniciens aux carrières souvent militaires ayant une espérance de vie un peu plus faible. Mais ceci est très différent pendant la guerre : le graphique montre que pour les classes (ou promotions) 1910-13, les normaliens ont été deux fois plus plus durement touchés que les deux autres catégories. Pourquoi ? Et Jean Merlin dans tout ça ? Une analyse plus fine montre qu'au cours de la guerre 1914-1918, la mortalité des normaliens a baissé régulièrement. Ce sont les deux premières années qui ont été particulièrement meurtrières : 38% des morts en 1915, 31% en 1915, 15% en 1916, 8% en 1917, 7% en 1918. J. Merlin en a payé le prix.

On a invoqué plusieurs causes à ce prix élevé payé par l'ENS, mais la raison principale réside semble-t-il dans les conditions de l'incorporation des normaliens :

Notre astronome atypique, Bourbaki avant l'heure, tomba victime certes de son sens du devoir, mais aussi d'une incorporation aveugle, avec une affectation au front dans les conditions les plus dangereuses, au mépris de l'intérêt de la France. l'Observatoire de Lyon y perdit une personnalité hors du commun, l'Université un mathématicien d'une remarquable compétence, et Henri Grouiller le mentor qui le fascinait ...




SOURCES :

s1. Chevalier, Jacques, Notice [nécrologique de Jean Merlin], annuaire de l'Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l'École Normale Supérieure, 1915, p 53.

s2. Communications privées de Mme Jeanne Grouiller (née Gauthier), épouse d'Henri Grouiller astronome et collègue de Jean Merlin à l'Observatoire de Lyon.

s3. Mascart, Jean, Pour la patrie, Bulletin de l'Observatoire de Lyon, 1919, 2. Contient aussi les notices d'Octave Pallix et de Michel Luizet.

s4. Aubin, David, L'élite sous la mitraille : les mathématiciens normaliens morts pour la France, 1914-1918. Aventures de l'analyse de Fermat à Borel. Mélanges en l'honneur de Christian Gilain, Presses de l'Université de Lorraine, 2012, p 681-706. hal.upmc.fr/hal-00903326

s5. Mariot, Nicolas, Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en 1914-1918 ? Une explication structurale, ARPoS Pôle Sud, 2012, 1, N°36, p 9-30. www.cairn.info/revue-pole-sud-2012-1-page-9.htm

s6. Véron, Philippe, Les astronomes français 1850-1950, communication personnelle. Une version plus récente a été récemment mise en ligne, grâce à Mira Véron veuve de Philippe et Sergio Ilovaisky, sur le site de l'Observatoire de Haute-Provence dont Ph. Véron fut jadis le directeur : http://www.obs-hp.fr/dictionnaire/

s7. https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Alpins_à_Saint-Dié_(25-29_aout_1914)




NOTES & COMPLÉMENTS

1. Le statut de chercheur dans lequel Jean Merlin officiait à l'Observatoire de Paris puis à l'Observatoire de Lyon existe toujours, c'est ce qu'on appelle le "Cadre des Observatoires et Instituts de Physique du Globe". Les grades successifs sont :

Il existe aujourd'hui deux autres statuts possibles : Enseignant-Chercheur dans l'Université associée, et Chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique.
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2. Madame Grouiller, que j'ai connue comme une fine et pétillante grand'mère, était alors Jeanne Gauthier, très jeune étudiante entrée en stage à l'Observatoire sur l'invitation de J. Mascart. Elle y rencontra Henri Grouiller, qu'elle épousa plus tard . Ce dernier allait devenir aux côtés de Jean Dufay un acteur majeur de la profonde rénovation de l'Observatoire de Lyon, passant à l'astrophysique moderne après 1930. Comme son mentor J. Merlin dont il avait tant déploré la disparition, H. Grouiller devait hélas succomber d'une façon mal expliquée, sans doute pour faits de résistance à l'occupation allemande pendant la dernière guerre. Dans ce domaine des valeurs nationales, il rejoignait encore J. Merlin, mais aussi J. Dufay, son directeur aux convictions républicaines inébranlables.
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3. Accepter l'infini actuel, c'est considérer l'infini comme une chose achevée, et non comme un processus qui peut se prolonger aussi longtemps qu'on le souhaite. Henri Poincaré, qui de 1905 à 1911 participa activement aux débats sur les bases des mathématiques, refusait ce concept d'infini actuel.
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4. Le mouvement Bourbaki est né en 1934, autour de mathématiciens de l'ENS. Leur projet était la rédaction d'un nouveau traité d'analyse utilisant la méthode axiomatique : ils voulaient baser, structurer, les mathématiques sur des bases internes à la discipline, sans se préoccuper de possibles applications. Pour parler simplement, il convenait de repartir de zéro, en n'utilisant que la pure logique.
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Séléniens qui ont apporté leur concours à la création de cet article

Par ordre alphabétique : Gilles Adam, ...

Mise à jour du 8 février 2017.